Fadia Haddad - où est le sujet ?
Paul Ardenne

Vient un temps où il faut lire une oeuvre d'art au présent, dans le mouvement du monde, dans son tumulte. La lire pour ce qu'elle révèle d'un rapport contemporain au contemporain, ici et maintenant. Sans oublier ce point : toute création, potentiellement, est une "machine de guerre". Si elle est un outil de civilisation, tout autant s'avère-t-elle être une déclaration conflictuelle faite à la civilisation. Dans un monde parfait, seule la décoration existerait. L'art, sûrement pas.

Fadia Haddad, depuis 2001, développe de manière obsessionnelle sa série des Masques, manifestations - des toiles ou des papiers, diversement. Impressionnante collection que celle-ci, qui prend la forme d'un catalogue de créations autosimilaires dans leur esprit mais toutes différentes par leur traitement. Des masques tracés à la mine, un seul pour chaque support avec son tracé propre, posés sur un fond coloré, diffèrent et divergent ici d'une toile ou d'un papier à l'autre. Un autoportrait indécis de l'artiste ? L'analogon d'une société faite de figures irréconciliables ? Où est le sujet ?

Les deux temps de la création, le palimpseste

Réalisé sur papier ou sur toile, chaque Masque de Fadia Haddad s'organise autour d'un même dispositif plastique et, on le pressent, ontologique. Sur le fond du papier ou de la toile posés au sol, à plat, l'artiste crée d'abord à grands traits un premier monde de formes, en général abstraites. Ce premier monde esthétique, exécuté au pinceau et à l'acrylique, peut faire l'objet de reprises, d'effaçages (plus marqués sur la toile que sur le papier, qui permet plus difficilement les corrections), selon l'humeur ou l'inflexion du geste. Pas de glacis de couleurs, et pas de mix : chaque couleur vient parler sa langue, celle, on peut le penser, du symbole - le rouge, ce sera la vie, l'intensité, le dynamisme ; le bleu, l'apaisement ; le jaune, l'effervescence...
Second moment, en surplus de ce premier monde aux airs de macrocosme, le tracé du "masque" proprement dit. Ce tracé, de manière invariable, se détache plastiquement du fond sur lequel il prend place. Dessiné à la mine et non pas peint, ajouté au fond sans s'y agréger, il affiche le plus clair du temps des formes géométriques. Le"palimpseste" n'est jamais loin, qui résulte des reprises de travail de l'artiste, de ses repentirs, de ses changements de point de vue, qui peuvent avoir cette étonnante conséquence non visible, s'il s'agit d'un Masque sur toile : le poids physique accru des oeuvres, à force de matière picturale accumulée.

"Un palimpseste est un manuscrit constitué d’un parchemin déjà utilisé, dont on a fait disparaître les inscriptions pour pouvoir y écrire de nouveau", nous apprend le dictionnaire. Nombre de Masques de Fadia Haddad sont, à leur manière propre, des palimpsestes. Dans ces zones de marquage, le réemploi parfois s'impose, un réemploi né de la plus instante des nécessités, celle à la fois, sur le mode d'une combinaison, de l'hésitation, de l'affirmation, de la correction et du besoin.

Je est-il un autre ? Un être peut en cacher un autre

Masques :
l'appellation même de cette série, d'emblée, est sujette à interrogation. Le masque, c'est ce qui permet la dissimulation : on cache, derrière celui-ci, son être, pour mieux se retrancher de la collectivité. Le masque, c'est aussi ce qui permet l'affirmation : on avance avec lui, caché, de façon tactique, afin de mieux affronter et de mieux saisir le réel. Serait-elle une création d'atelier, et d'immersion (l'artiste s'y applique avec une constance athlétique), la série Masques de Fadia Haddad n'en parle pas moins du monde social et de ce qui fait le monde social, nous-mêmes, moi. Nous-mêmes et "moi" au sein de ce nous-mêmes, tous mis en scène pour l'occasion non comme des sujets triomphants mais comme des figures "liquides", plus que solides. Si chacun des "masques" de Fadia Haddad est un portrait, il faut alors admettre que le portrait, en tel cas, indéfinit le sujet autant qu'il le définit.

Au-delà de la solitude de l'atelier où il naît, au-delà de la claustration dans laquelle il prend forme, chacun des Masques engage en fait un rapport tendu avec le monde commun, avec le collectif. Sur un mode, osera-t-on, de défiance, autant que de retrait ou de repli. Chaque Masque, s'il semble retourner vers luimême de façon autotélique, s'il semble corseté dans son propre idiome, n'en oblige pas moins le spectateur à prendre la mesure de sa propre position par rapport à l'artiste. Le spectateur est-il le récipiendaire de l'oeuvre ? En est-il exclu ? Fadia Haddad a-telle déclaré la guerre à un monde réel où, à force de pesanteur, d'omniprésence, d'encombrement (le réel ou le monde du "trop"), il ne reste plus au spectateur comme à l'artiste qu'à prendre en compte une diffraction ? Nous ne sommes plus notre image, nous n'avons plus au juste d'image, de même que les corps flottent les consciences flottent, le social est l'univers des errances intimes, sociopolitiques, en bloc.

Dans le prisme de l'ouverture

Si le Masque me représente, artiste, il représente une solitude aberrante : car je ne suis pas seule au monde. Et si le Masque représente autrui, qui représente-t-il alors ? Et pourquoi cet "autrui", à force de répétitions différentes de sa mise en scène plastique, est-il si indéfinissable ?
On oubliera en ces lignes, un instant, ce vers quoi une lecture classique, poétisante de ces Masques nous entraînerait inévitablement : le retour, encore et encore exprimé, aux mêmes référents, tels la pulsion primitiviste ou encore l'oeuvre se déployant au hasard des parcours de l'esprit et de la main, selon la règle initiée par Paul Klee. Cette lecture conventionnelle, moderniste pour tout dire, de l'oeuvre de Fadia Haddad, n'est pas à rejeter. Elle a en revanche pour inconvénient d'en brider le sens une fois cette création appréhendée dans une perspective plus ouverte qui est aussi la sienne, parler de l'artiste comme d'un.e individu. e non plus détaché.e du monde mais se servant de l'art comme d'une stratégie existentielle où la question sociale n'est jamais absente, ne s'imposerait-elle pas a priori comme une évidence. Une "oeuvre ouverte", aurait-dit le sémiologue Umberto Eco.

Tous dissous ?


"Où sommes-nous donc, nous étonnant d'y être, nous que l'étonnement étonne ?", écrit Michel Deguy. La société d'aujourd'hui, tant et plus, ébranle les repères, rebat les cartes, redéfinit les contours de l'identité. Qui est sûre de soi ? Lire au présent, dans le bruit trouble et confus du contemporain, l'oeuvre de Fadia Haadad et son ambivalente série des Masques, c'est peutêtre devoir accepter d'y voir ce qui s'y trouve aussi, en filigrane et de façon frontale tout à la fois - une réflexion sur la dissolution possible du sujet à l'ère postmoderne, celle de l'opinion reine, de la Doxa. Nous sommes vivants, nous sommes des êtres, alors nous sommes des masques.

Paul Ardenne (FR) est écrivain et historien de l'art. Il est notamment l'auteur de "Art, le présent" (éd. Du Regard, 2011).


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